22. Les gens ne sont pas des cendres

Alice et ses parents se rendirent ensemble à Fire Island la dernière semaine de juillet. Jusque-là, ils avaient toujours reporté à plus tard. Ils marchèrent jusqu’au phare, puis se mirent en maillot et entrèrent dans l’eau. Les vagues déferlaient avec force sur le rivage. Alice vit la panique se peindre sur le visage de sa mère, elle qui ne se baignait presque jamais dans l’océan. En réaction, elle se sentit plus confiante, comme si elle était réellement dans son élément. Elle rejoignit sa mère pour lui donner la main. Son père marchait d’un pas ferme et majestueux, portant l’urne au-dessus de sa tête.

Difficile d’avoir l’air franchement majestueux en maillot de bain, quand on recrachait l’eau de mer en tentant d’éviter les rouleaux. C’était justement l’intérêt : la scène était presque risible.

Alice aurait voulu que Paul soit là. Il avait sa place dans cette cérémonie. Mais il n’avait plus de maison sur l’île. Il aurait pu loger chez eux, se dit-elle vainement. Mais où aurait il dormi ? Dans le lit de Riley ? Dans le sien ?

Ethan vérifia le sens du vent avant d’agir. Il était toujours changeant, aux abords de l’océan, mais aujourd’hui, Alice estima qu’il soufflait du nord-ouest. Ils se mirent dos au vent. Ethan dévissa le couvercle en marquant un temps d’arrêt. Déjà, les cendres s’élevaient dans l’air. Croyant que son père allait dire quelque chose, Alice tenta de se recueillir. Ce n’est pas toujours évident de ressentir les bonnes émotions au bon moment. En général, elles refusent de monter quand on est prêt à les accueillir. Mais Ethan ne dit rien. Il tendit l’urne à Judy.

À regret, Alice lâcha la main de sa mère. La souffrance était si palpable sur son visage qu’il faisait mal à regarder. Une souffrance brute, intense. Mais celle-ci accepta sa tâche avec courage. Elle avait porté Riley jusque dans ce monde, c’était à elle de l’accompagner dans le prochain. Elle n’avait pas eu l’occasion de la materner beaucoup entre les deux.

Les cendres semblaient à la fois lourdes et légères. Certaines voletèrent en scintillant, d’autres retombèrent aussitôt. L’océan les accueillit avec indifférence. C’était dans sa nature ; l’océan ne s’occupait pas des affaires des autres.

Les cendres tournoyèrent un moment à la surface avant de s’enfoncer, englouties par les profondeurs. Alice se demanda si ces cendres étaient vraiment censées être Riley. À la réflexion, non. Un individu ne se réduit pas à un tas de cendres. Encore une de ces réalités objectives qui n’ont pas de sens.

Les mains de sa mère ne tremblaient pas, elle était déterminée. L’espace d’un instant, dans un éclair, Alice entrevit Riley, mais pas dans les cendres. Elle la vit dans le geste de sa mère.

  

Alice s’était portée volontaire pour rester sur l’île régler le dossier de la maison, à savoir trouver un agent immobilier pour la mettre en vente, conclure l’affaire et vider les lieux. Ça ne la dérangeait pas. Elle n’avait nulle part où aller, rien à penser, personne à aimer.

Il y avait toutes les hiérarchies subtiles, les petits malheurs et les petits bonheurs, les péripéties qui jalonnaient les heures et les minutes de la vie, et d’un seul coup, une tragédie faisait un grand trou au milieu. À quoi bon tenter de reconnecter ces lambeaux pour recommencer où l’on s’était arrêté ? Mais avait on vraiment le choix ?

Le deuxième matin, Alice se réveilla seule. Elle sortit sur la terrasse avec son bol de céréales et les mangea au soleil. Après la perte d’un proche, les rituels étaient à réinventer.

Elle tourna la tête vers la maison de Paul, avec une certaine appréhension. Elle redoutait d’y voir des gens nouveaux, qui effaceraient les existences qu’elle avait hébergées auparavant. La seule idée de leur présence l’agressait, comme s’ils avaient le pouvoir de lui voler une partie de sa vie. Maintenant que Riley n’était plus là, cette partie était close. On ne pouvait rien y ajouter. Ça en faisait furieusement grimper le prix.

Elle avait résolu de s’activer toute la journée, mais l’après-midi, elle se retrouva à lire un polar sur la plage. Bien que lourde de conséquences, sa mission ne réclamait pas tout son temps. A dix heures du matin, elle avait rendu visite aux deux agences immobilières de l’île et la maison était en vente. Comparés à leur impact, les événements qui changent une vie tiennent dans un laps de temps incroyablement court. Comme la mort, par exemple. Ou changer un ami en amant.

– Salut, Alice.

Relevant la tête, elle vit le petit Gabriel Cohen. Il s’assit à côté d’elle. En moins d’une minute, sa serviette de plage était toute chiffonnée et pleine de sable.

– Comment ça va ? demanda-t-elle.

Ses cheveux blond foncé tombaient sur son front en un rideau soyeux. Il s’était étoffé. Ses bras et ses jambes s’étaient allongés et musclés. Quelquefois, elle se disait que les adultes devraient continuer à grandir et à changer physiquement au même rythme que les enfants, rien que pour se rappeler à quel point le temps avait un effet spectaculaire. Quand il était invisible, on pouvait se laisser aller à croire qu’il n’existait pas.

– J’ai fait une piscine.

– C’est vrai ?

– Là-bas.

Il désigna du doigt un monticule de sable près de l’eau.

– Helen m’a aidé.

– Qui est Helen ?

– Une fille, répondit il. T’as un goûter ? Alice rit. Baby-sitter un jour, baby-sitter toujours.

– Non. Mais j’en ai chez moi. Tu veux que j’aille t’en chercher ?

– Je veux bien.

Elle se leva, et il l’imita.

– Tu veux venir ? proposa-t-elle.

– Je veux bien.

– Où est ta mère ? Tu devrais la prévenir.

Il courut jusqu’à sa mère, installée sous un parasol. Mme Cohen se redressa et agita la main, et Alice lut sur son visage la même expression que sur tous les autres. Mme Cohen était sensible à leur tragédie, elle était au courant, comme tout le monde ici. Elle n’aborderait pas le sujet de front, n’en ayant pas été informée en personne, mais elle tenait à prendre un air de circonstance. Alice, avec un certain soulagement, se tourna vers Gabriel, qui lui ne demandait que des gâteaux.

Il revint en courant, traînant dans son sillage une blondinette plus jeune que lui.

– Helen peut venir ?

– Bien sûr, répondit Alice, supposant que la bénédiction de Mme Cohen valait pour eux deux.

Helen avait de petites cuisses rondes qui frottaient l’une contre l’autre quand elle marchait. Elle avait un carré taillé à la serpe, un maillot une pièce jaune, et une toute petite bouche charnue.

Les deux enfants étaient couverts de sable, comme deux beignets au sucre. Alice envisagea un instant de les rincer au jet avant de les faire entrer, mais elle laissa tomber. Elle se rappela la blague de sa mère quand ils salissaient des monceaux de casseroles pour préparer un festin dans la cuisine.

– Jetons tout, on rachètera, disait elle, comme si elle était Marie-Antoinette.

– Gaufrettes, pommes ou… fromage ? proposa Alice aux enfants en inspectant les placards et le frigo.

Des voisins attentionnés lui avaient apporté des sucreries, mais tant qu’à faire, elle préférait leur proposer des goûters plus diététiques.

Helen regarda Gabriel.

– Des gaufrettes, trancha-t-il.

– Des gaufrettes, décida Helen. Visiblement, elle était soucieuse d’éviter le faux pas. Etant la plus jeune, elle devait faire ses preuves. Gabriel pouvait la bannir d’un claquement de doigts.

– Comment va ton frère ? s’enquit Alice.

– Il est allé au babyfoot, l’informa Gabriel en recrachant dans la foulée la moitié de sa gaufrette.

– Dis donc ! Il est assez grand pour ça ?

– Il a sept ans, dit Gabriel, presque avec déférence.

Il jeta un coup d’œil à Helen pour voir si elle avait bien enregistré cette information.

– Et toi, tu as quel âge ? demanda Alice à la petite.

– Quatre ans.

– Ben moi, cinq ans un quart, riposta Gabriel, pour bien asseoir son statut d’aîné.

– Je sais, tu avais quatre ans l’été dernier, dit Alice.

Gabriel eut l’air légèrement dépité qu’on lui rappelle cette réalité.

– J’ai quatre ans, répéta Helen avec un peu plus d’assurance.

Ils sortirent sur la terrasse pour finir leurs gaufrettes.

– T’habites ici ? voulut savoir Helen.

Alice entendait presque les grains de sable crisser sur ses jeunes molaires. Elle aurait dû lui passer les mains à l’eau.

– Oui. Et toi, où tu habites ?

Helen se retourna et pointa un doigt plein de sable sur la maison de Paul. Là.

  

Dès lors, le petit déjeuner cessa d’être solitaire. Ayant découvert les trésors que recelait la maison voisine, Helen rappliqua le lendemain accompagnée de sa sœur, Bonnie, qui n’avait que deux ans. Elles expliquèrent qu’elles auraient pu amener aussi Henry, leur petit frère, mais qu’à sept mois, il ne savait pas encore marcher. Vers la fin du petit déjeuner, leur mère vint se présenter. Elle s’appelait Emily.

– J’espère qu’elles ne vous dérangent pas. Son petit dernier sous le bras, elle avait un air débraillé qui ne manquait pas de charme, dans son short kaki et son haut de maillot de bain.

– Pas du tout, l’assura Alice. Ça me fait plaisir qu’elles me tiennent compagnie.

Les trois filles avaient pris un bol de Cheerios sur la terrasse, même si Bonnie avait renversé la moitié du sien.

– Vous êtes seule ici ? demanda Emily.

Alice fut agréablement surprise par son côté direct. Tous ceux qu’elle connaissait évitaient de poser la moindre question par principe.

– Pour l’instant, oui. En général, mes parents y passent leurs weekends, mais je ne suis pas sûre qu’ils viendront cet été.

– C’est dommage. Mais je suis ravie de faire votre connaissance. Je suis contente de vous avoir comme voisine.

Alice regarda Emily, avec sa queue-de-cheval défaite de maman débordée et son air de savoir où elle allait. Elle tenta de se remémorer ses a priori hostiles. Qu’avait-elle contre cette personne, déjà ? Pas moyen de s’en souvenir.

– Allez, les filles, dit Emily.

– On reste avec Alice, décréta Helen.

– Chérie, Alice a des choses à faire, objecta sa mère.

Non, Alice n’avait rien à faire. Tout à coup, elle ne voulait plus qu’Helen et Bonnie s’en aillent. La petite pouvait bien renverser tout ce qu’elle voulait dans la maison, elle l’y aiderait.

– Elles peuvent rester, affirma-t-elle. Franchement, ça me fait plaisir. Je vous les ramènerai pour le déjeuner.

Emily repartit en lui adressant un regard reconnaissant.

Alice coupa une pastèque et leur montra comment recracher les graines du haut de la terrasse.

– On va faire une forêt de pastèques ! s’exclama Helen.

Alice sortit ses vieux crayons et dessina avec elles un paysage sous-marin. Elles décidèrent de donner un air gentil à tous les animaux, même ceux qui avaient des grandes dents. Alice dessina un dauphin.

Elle retrouva sa vieille collection de livres d’images et leur lut ses histoires préférées de William Steig et du Dr Seuss. Elles admirèrent les colibris qui voletaient sur place autour de la bignone. Alice, soulevant Bonnie pour qu’elle voie mieux, fut attendrie par son petit corps compact comme une boulette.

– Bon, numéro un et numéro deux, il est l’heure de rentrer chez vous.

Face à leurs protestations, elle imagina un subterfuge.

– Suivez moi, je vais vous montrer quelque chose.

Elle les fit passer par l’arrière et se faufila avec elles le long du sentier de roseaux jusqu’à leur porte.

– C’est un passage secret, un raccourci, leur chuchota-t-elle d’un ton de conspirateur. C’est le chemin que notre ami prenait pour venir nous voir, ma sœur et moi.

Le lendemain matin, elle venait juste de s’installer sur la terrasse avec un bol et le paquet de céréales, au soleil, quand deux petites têtes blondes apparurent entre les roseaux du passage secret. « La vie continue », songea-t-elle.

  

Pendant un mois, Alice fit l’animation pour sa petite bande

          – Helen et Bonnie, mais aussi Gabriel et les autres. Elle découvrit qu’elle aimait bien leur apprendre des choses. Elle leur montra comment attraper des crabes, creuser pour trouver des puces de mer, faire du body surf. On ne pouvait pas laisser ces traditions se perdre. Elle leur apprit à tuer un poisson d’argent et à améliorer leur vitesse pour écraser les moustiques entre leurs mains.

Elle apprit à Helen, Gabriel et un autre garçon de cinq ans à faire du vélo sans roulettes. Et du tricycle à Bonnie. Puis, elle leur apprit à rouler sans les mains. « Ceux qui ne savent pas faire n’ont plus qu’à enseigner », songeait elle.

Elle recommençait à voir la beauté de cet endroit. Pas tant la beauté des belles choses que celle des choses ordinaires, comme les poteaux téléphoniques alignés le long de la Grand-rue, et leurs câbles qui scintillaient au soleil. La façon dont les arbres s’inclinaient au-dessus des sentiers, dessinant un tunnel vert qui débouchait sur un rond de mer bleue. Elle remarqua la vitesse à laquelle les roseaux poussaient entre les planches et comment, en une saison, les nouvelles planches orange se patinaient pour prendre la teinte grise des anciennes.

Un jour où elle était sur la plage avant un orage, l’eau recula si loin qu’elle vit les fondations et la cheminée d’une vieille maison emportée depuis longtemps.

Parfois, elle observait son petit troupeau et avait envie de le mettre en garde : « Méfiez vous, les petits. » Cet endroit avait le don de vous attraper pour ne plus vous lâcher. On pouvait passer le reste de sa vie à tenter de retrouver un unique moment idéalisé qui n’avait peut-être même jamais existé.

Le soir, Alice tricotait une écharpe pour personne. Elle l’avait commencée pour Riley, et elle se sentait comme un devoir de la finir. Puis, dans une illumination soudaine, elle décida qu’elle la donnerait à Emily. Elle n’eut jamais le courage de la lui offrir, mais une tricoteuse a toujours besoin de savoir pour qui elle tricote.